LE PLAN HYDROLOGIQUE NATIONAL ESPAGNOL

 

  • MANIFESTE DE LA
    "FONDATION POUR UNE NOUVELLE CULTURE DE L'EAU"
 

Traduction Valérie Valette / ERN

MANIFESTE FONDATEUR


LE DEFI DU DEVELOPPEMENT DURABLE

Nous vivons une époque de transition, de remise en question du modèle de développement en vigueur. La conceptualisation de la science et de la technique comme outils de "domination" de la nature, promoteurs d'un développement basé sur l'accroissement illimité dans un monde limité, est en train d'évoluer vers une conception plus mature, qui cherche à connaître la complexité du milieu naturel pour y intégrer notre développement dans une perspective de "soutenabilité".

D'autre part, la destruction accélérée des références d'identité collective et la dévastation culturelle, que viennent imposer le modèle de croissance et le règne de la "pensée unique", exigent d'approfondir ce concept de durabilité, en y incorporant le flux des valeurs et des patrimoines socioculturels dans ce que l'on pourrait appeler la "durabilité éco-sociale". Il s'agit en définitive de faire émerger un nouveau modèle basé sur une éthique intergénérationnelle, car le patrimoine naturel, social et culturel des peuples doit être plus considéré comme un prêt auprès des générations futures que comme un héritage reçu de nos ancêtres.

Dans ce contexte, ainsi que dans les documents même de l'Administration (comme le Livre Blanc de l'Eau en Espagne), on reconnaît la crise du modèle traditionnel de gestion des eaux, hérité des conceptions et des logiques en vigueur à la fin du XIXe siècle. Cependant, en pratique, la stratégie de l'offre, basée sur les grands ouvrages publics subventionnés et sur la justification de ce que l'on nomme "intérêt général", non seulement continue de diriger la politique de l'eau des Gouvernements espagnols et portugais, mais aussi, plus ou moins, celle des principaux partis d'opposition. Il faut chercher la raison de cette situation dans les inerties culturelles et sociales de notre société, sans doute alimentées par de puissants relais médiatiques, au service des groupes de pression qui bénéficiaient traditionnellement de ce genre de politiques.

Aujourd'hui, le contexte socio-économique de l'Espagne et du Portugal n'est pas, heureusement, celui du début du XXe siècle. Des défis d'alors, centrés sur la lutte contre le sous-développement et l'analphabétisme dans les sociétés principalement rurales, dépendantes du secteur primaire, nous sommes passés à un contexte d'Union Européenne où les défis essentiels tendent à dessiner et développer de nouveaux horizons dans la perspective du développement durable.


LE PROFIL DE LA SITUATION EXISTANTE

Durant une grande partie du XXe siècle, la politique de l'eau et la construction des grandes infrastructures hydrauliques, furent les clés du développement industriel, agraire et urbain. Les indiscutables réussites obtenues par ce moyen ont contribué à mythifier l'orientation productiviste de la politique hydraulique. Cette mythification, basée sur la subvention publique massive de la gestion des eaux superficielles, a généré des spirales de demandes non-soutenables, en même temps qu'elle a induit des niveaux inacceptables d'incompétence et d'économie irrationnelle.

La gestion des eaux souterraines, au contraire, s'est déroulée traditionnellement dans un cadre de droits privés de propriété et de gestion, assumant les frais d'infrastructures et d'exploitation en partie sur l'usager, avec très peu de subventions, ce qui a donné un modèle de gestion en général plus efficace et compétitif. Cependant, le caractère individualiste de ce modèle et le manque de responsabilité de l'Administration ont débouché sur de graves situations de pollution, de salinisation, et de surexploitation des aquifères. Le désordre hydrologique généralisé dans des zones comme le Bassin du Segura, Castellon, Almeria, Jaen ou la Mancha, dans lesquelles on constate une situation d'illégalité flagrante, sans aucune solidarité, et un manque d'intelligence collective criant, demande des changements socio-culturels profonds qui seront difficiles à réaliser si l'Administration n'assume pas les responsabilités que la loi elle-même exige.

Le manque de critères d'aménagement territorial cohérents avec les perspectives du développement durable dans les grands noyaux urbains, et principalement dans les aires touristiques du littoral méditerranéen, Baléares et Canaries, complète le panorama de ce que l'Espagne comprend comme zones déficitaires. Prétendre sortir de cette situation grâce aux grands transferts entre bassins suppose une irresponsabilité qui conduira seulement à accélérer la spirale de l'insoutenabilité, avec d'énormes coûts économiques, sociaux et environnementaux.

A plusieurs reprises, il a été dénoncé les carences de l'argumentation territoriale qui justifie les évaluations et les propositions de la planification hydrologique selon le principe des transvasements d'eau de bassins à d'autres. On ne peut pas résoudre les implications de la planification hydrologique sur le modèle de développement territorial avec des concepts aussi ambigus et imprécis que "déséquilibres hydrauliques" ou bassins "excédentaires et déficitaires". Dans une perspective territoriale, l'intervention sur l'eau, tout spécialement l'altération de sa distribution géographique, requiert des références expresses aux stratégies sous-jacentes, comme condition préalable à la discussion et à l'accord social, à plus forte raison dans un Etat en pleine restructuration de sa politique d'aménagement. L'absence de telles références et d'accord social constitue une des raisons pour laquelle se développe dans le cadre institutionnel un conflit interrégional pour l'eau.

D'autre part, la dépréciation systématique de la valeur, des fonctions et des services environnementaux liés aux écosystèmes fluviaux nous a amené à un processus sans précédent de dégradation de nos rivières, berges et zones humides, avec des coûts directs et indirects gravissimes. Aujourd'hui, la connaissance progressive de ces écosystèmes complexes permet de mieux apprécier et valoriser les précieux services rendus, tant par les cours d'eaux que par les rives, deltas, estuaires et plateformes littorales : épuration naturelle, étalement des crues, conservation de la biodiversité, équilibres dynamiques de transports et de sédimentation de matériaux dans les cours d'eau, les deltas et les plages.

La profonde relation entre les rivières, le territoire et la société a été systématiquement oubliée. La prééminence des utilisations productivistes de l'eau nous a amené à détruire des patrimoines de nature inestimables, ainsi qu'à ignorer les droits des populations qui ont habité depuis des centaines, voire des milliers d'années, dans les vallées ou sur les berges, en étroite relation avec les rivières. Le droit de ces peuples et de ces communautés à vivre dans l'environnement dans lequel ils puisent les racines de leur existence mérite une reconnaissance parmi les droits humains, qui soit valorisée et respectée, plus loin que les jeux de " majorités " et " minorités ", tant de fois évoqués pour dissimuler, au nom de " l'intérêt général ", l'affairisme des groupes de pression.

Le sacrifice massif de patrimoines sociaux et naturels, notamment dans les montagnes qui ont supporté la plupart des 1 200 grands barrages en Espagne, conjugué avec la destruction systématique des rives boisées, l'assèchement des zones humides et la pollution généralisée des eaux continentales, doit nous amener à considérer comme patrimoines de très haute valeur les dernières rivières et vallées, les milieux fluviaux et humides bien conservés, tandis que doit se renforcer l'autorité morale des villages menacés par les grands barrages, dans leur lutte contre ces ouvrages qui mettent en péril leur survivance.


LE CHANGEMENT VERS UNE NOUVELLE CULTURE DE L'EAU

Dans ce contexte de crise, la nécessité d'éclairer les perspectives de durabilité à partir d'un nouveau modèle de développement a donné naissance à un ample mouvement social en faveur de ce qui s'appelle la Nouvelle Culture de l'Eau. Placer ce mouvement sous l'égide de la Culture n'est pas un hasard, ni un recours sémantique, mais reflète la nécessité d'ouvrir de nouvelles optiques en profondeur, et pas seulement dans le domaine de la technique, de la stratégie ou des tactiques politiques. Il s'agit en définitive de mener à bien un changement de paradigme, allant de considérer l'eau comme un simple facteur productif, à la comprendre comme un actif éco-social, dans lequel la racine "eco" retrouve tout le contenu aristotélicien du terme "oikonomia" -l'art de bien administrer la maison- avec une double tendance économique-chrémastique et écologique.

Comprendre les rivières comme des corps vivants, complexes et dynamiques, et non comme de simples collecteurs d'eau ; réaliser que quantité et qualité sont les deux faces d'une même pièce ; accepter que disposer d'eau de qualité signifie respecter et préserver la fonctionnalité et la vie des écosystèmes qui intègrent le cycle naturel de l'eau ; retrouver la valeur traditionnelle ludique, esthétique et symbolique des paysages d'eau, caractéristique des cultures méditerranéennes : tout ceci exige de façon certaine un changement culturel, non seulement de l'Administration, mais aussi de l'ensemble de la société.

Le concept de paysage, comme le comprend la Convention Européenne du Paysage récemment approuvée ("composant essentiel de l'environnement dans lequel vivent les populations, expression de la diversité de notre patrimoine commun culturel, écologique, social et économique, et également, fondement de notre identité") constitue un nouvel appui institutionnel à la perspective de la Nouvelle Culture de l'Eau. L'idée que le paysage est un élément essentiel de bien-être individuel et social ; la référence à l'origine naturelle et historique du paysage, qui pousse à dépasser les traitements factices ou de simple apparence, en reconnaissant les facteurs qui ont rendu possible certaines formes déterminées du territoire ; et l'application des prévisions de protection, de gestion et d'aménagement de la Convention aux paysages d'eau -un des secteurs les plus vulnérables et les plus menacés- en tenant compte des aspirations des populations concernées, viennent confirmer les travaux qui se défendent ici.

Une des clés de cette Nouvelle Culture de l'Eau passe par le concept de conservation. La conservation non seulement de la qualité physico-chimique des eaux, mais aussi de la qualité dans une perspective écosystématique. Préserver la fonctionnalité des rivières, des rives et des zones humides suppose de donner des perspectives de durabilité aux richesses et aux services environnementaux qu'elles nous offrent, à commencer par la disponibilité renouvelable de ressources hydriques de qualité.

Une autre clé, sans doute, réside dans l'efficience. Passer des traditionnelles stratégies d'offre à de nouvelles optiques basées sur la gestion de la demande, suppose de repositionner sérieusement des concepts aussi basiques du mode de gestion encore en vigueur, comme celui de la demande, traditionnellement conceptualisé comme une variable indépendante, que le gestionnaire doit simplement satisfaire. Redéfinir ce concept dans la rigueur de la Science Economique, comme une variable dépendante de plusieurs facteurs institutionnels, et tout particulièrement du prix, ouvre une optique radicalement différente qui offre plus de marges et d'options de gestion.

La troisième clé est certainement d'organiser l'intelligence collective sous la forme d'aménagement du territoire dans une perspective de durabilité. Il s'agit en fait d'intégrer la gestion de l'eau dans le territoire selon la logique du développement durable, comme nouvelle colonne vertébrale d'un concept rénové d'intérêt général.

Ouvrir la voie à des solutions selon cette nouvelle optique exige une profonde transformation des institutions de gestion des eaux. La prépondérance de l'aspect génie technique de ces institutions est une simple conséquence de la conception dont elles sont issues, centrée sur des activités de "promotion" des grands ouvrages publics. L'inquiétante opacité d'une gestion fortement contrôlée par les groupes de pression, que représentent les grandes entreprises de construction, d'électricité et d'irrigation, ainsi que l'importante bureaucratie en place, menacent aujourd'hui le prestige des Confédérations Hydrographiques d'Espagne, ou de l'Institut de l'Eau au Portugal.

Cependant, le mouvement pour une Nouvelle Culture de l'Eau, dans le quel s'inscrit cette Fondation, ne veut en rien déprécier les apports historiques du modèle structurel hérité du "Régénérationisme", ni réduire ou ignorer les apports précieux que peut et doit continuer à amener la technologie de développement du génie civil, ni non plus mettre en doute la vigueur de la fonction publique en cette matière. Bien au contraire, nous considérons comme vitaux le rôle et la responsabilité de l'Administration dans l'organisation de cette intelligence collective dont le développement durable a besoin en matière de gestion des eaux. Néanmoins, nous considérons comme indispensable et urgente, comme le proposa en son jour Joaquin Costa, une profonde rénovation de l'Administration en question. Une Nouvelle Culture de l'Eau, l'interdisciplinarité et la participation citoyenne sont à notre avis les clés de ce changement.

A partir de ces nouvelles optiques, une des questions vitales à poser est sans doute celle de la gestion des bassins hydrographiques. La Carte Européenne de l'Eau et la Directive Cadre de l'Union Européenne, exigent des espagnols et des portugais un réajustement du vieux principe qui fonde la gestion des eaux sur la limite naturelle des bassins correspondants. Un tel principe, s'il est vrai qu'il a été établi dans les traditions administratives espagnoles, n'en a pas moins été interprêté comme étant dans le cadre des limites frontalières. Organiser la planification et la gestion des eaux par-dessus ces frontières, en intégrant les réalités sociales, environnementales et économique des territoires compris dans chacun des bassins hydrographiques, d'un côté comme de l'autre de la frontière, exige de profonds changements de mentalités dans les pays de part et d'autre. La participation et le dialogue direct entre les populations et les institutions des deux pays, dans chaque bassin, sans toucher aux souverainetés nationales correspondantes, est un défi que nous devons aborder et un travail urgent à accomplir.

D'un autre côté, il ne s'agit pas seulement de surmonter les frontières, mais aussi d'intégrer, dans la gestion de chaque bassin, tant les espaces et écosystèmes estuaires ou deltaïques que les plateformes littorales, sur lesquels se projettent des enjeux décisifs et des impacts fluviaux de grande transcendance écologique, sociale et économique. Le manque traditionnel d'attention envers ces milieux, qui renferment les écosystèmes à la plus grande biodiversité, allié au défi de l'intégration transfrontalière et à l'objectif de récupérer le bon état écologiques de nos rivières, exigé par la nouvelle Directive Cadre, amènent de toute évidence à une profonde reconceptualisation du principe de "gestion de bassin" actuellement en vigueur.


TEMPS DE CRISE, TEMPS D'OPPORTUNITE

Les temps de crise sont des temps de confusion, et la confusion ouvre le champ à l'opportunité. Ces derniers temps ont vu arriver des attentes de rénovation et une stimulation de l'efficience basées sur la flexibilité du régime concessionnel et la création de marché de droits de l'eau. L'irruption de processus de privatisation des services de distribution de l'eau d'altitude et de gestion des eaux urbaines, sous l'impulsion de nouveaux et puissants secteurs privés à caractère multinational, est en train de modifier le champ traditionnel des intérêts et le jeu des pouvoirs correspondant. Tout ceci mérite quelques réflexions et appréciations.

Il est certain que le marché amène des améliorations dans l'efficacité qui peuvent impulser d'importants progrès dans la distribution et dans l'usage productif des eaux, tant dans le secteur agricole que dans celui de l'industrie et des services urbains. Cependant, il n'est pas moins certain que les dynamiques du marché sont aveugles et inefficaces en ce qui concerne la gestion des richesses environnementales, sociales, éthiques et d'équité inter-territoriale. Pour tout ceci, considérer le marché comme la "nouvelle baguette magique" qui garantirait le virage vers la Nouvelle Culture de l'Eau est une grave erreur.

En Espagne, la Réforme de la Loi de l'Eau de 1999 a signifié superposer les options de marché sur un océan de droits concessionnels confus, dans un contexte de dérèglement généralisé de l'usage de l'eau. Ces options confuses de marché, jointes aux expectatives de grands transferts, favorisés par le Plan Hydrologique National, tendent à casser la prohibition des grands processus spéculatifs, particulièrement attractifs pour les dynamiques insoutenables de développement urbano-touristique du dénommé Arc Méditerranéen, et qui menacent de tension supplémentaire, non seulement la situation hydrologique de l'Ebre, mais aussi celle de la majorité des Bassins Atlantiques partagés avec le Portugal.

Il est par conséquent nécessaire de lancer un processus de réflexion prudente qui permette d'améliorer les potentialités du marché, mais avec la connaissance de ses limites et de ses perversions.


LA FONDATION POUR UNE NOUVELLE CULTURE DE L'EAU

Voici quel est le contexte et voici quels sont les défis. Les deux Congrès Ibériques de Planification et Gestion des Eaux organisés à ce jour, à Zagora (1998) et Oporto (2000), ont ouvert des brèches dans cette conjoncture de crise et de transition apportant lumière, espoir et travail en faveur de cette Nouvelle Culture de l'Eau que les temps exigent. Avec ce legs, plein de compromis et d'attentes, cette Fondation reçoit et assume le défi de promouvoir cette Nouvelle Culture de l'Eau dans la perspective du développement durable.

Les thèmes de travail que nous nous proposons de lancer sont les mêmes qui ont animé la création du Congrès Ibérique sur la Planification et Gestion des Eaux :

1- Développer des projets d'investigation interdisciplinaires autour des problèmes les plus éminents de la gestion des eaux dans la Péninsule Ibérique et les territoires insulaires d'Espagne et du Portugal.

2- Développer des réseaux, des moyens de communication et des débats scientifico-techniques à caractère interdisciplinaire en matière de gestion des eaux, avec une attention toute spéciale pour dynamiser la relation entre les universitaires, les entreprises et l'Administration.

3- Favoriser des initiatives de rencontre et de connaissance mutuelle entre les collectivités sociales et les institutions d'Espagne et du Portugal, en vue de favoriser la gestion intégrée et conjointe dans chacun des bassins hydrographiques partagés.

4- Favoriser dans le domaine de l'Union Européenne le développement et l'application de cette Nouvelle Culture de l'Eau, avec une attention particulière pour les réalités de notre environnement Méditerranéen et celles de l'Amérique Latine, étroitement liées au milieu ibérique par des liens historiques et culturels.



(Cette traduction ERN n'a pas valeur de document officiel
et ne saurait engager notre responsabilité de quelque manière que ce soit.)

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