PHN :
LES INSURGES DU DELTA
Lundi
17 juin 2002, Moro del Ebro, sud de la Catalogne.
À l'ombre des ruelles de cette bourgade recroquevillée
sous un soleil de plomb, des petits groupes d'hommes et de femmes se
hâtent vers le théâtre municipal. Signe distinctif
: ils portent tous un tee-shirt bleu azur avec sur la poitrine l'inscription
" Trasvase, no ! " (Non au transvasement) illustrée
d'un dessin, un gros tuyau avec un nud. Prévenus au dernier
moment de la visite impromptue de Jordi Pujol, le président de
la région, quelques membres de "la Plate-forme pour la défense
de l'Ebre" viennent réitérer leur opposition au Plan
Hydrologique National. Ce "machin" pharaonique, qu'ici tout
le monde appelle " el PHN " (prononcer Pé-atché-enné),
prévoit le transvasement d'un milliard de m 3 d'eau de "
leur " fleuve vers des régions prétendument déficitaires,
Barcelone et la côte sud du pays. Parmi les manifestants, Ramon
Roig, petit patron d'une pâtisserie industrielle, montre au service
d'ordre -pléthorique et sur les dents- un carton d'invitation
officiel au raout de l'élu. Mais pas question d'entrer avec ce
satané tee-shirt ! " Ces gens sont fort sympathiques, mais
ils se trompent ", balaie Jordi Pujol, quand on arrive à
le coincer entre deux portes. Avec l'aplomb du tribun qui ne souffre
aucune contestation, il lâche : " Le PHN est la seule manière
de sauver l'Ebre. Et puis, de toutes façons, la loi est maintenant
votée. " Une petite tape sur l'épaule. Un sourire
mi-charmeur, mi-narquois. Fin de l'interview. Le vieux cacique montrera
la même maestria en quittant les lieux : à peine un regard
vers les protestataires contenus derrière des barrières
par la Guardia Civil, et il s'engouffre dans sa limousine qui démarre
en trombe encadrée par les gyrophares. Bronca sur les trottoirs
Les riverains de l'Ebre en ont assez. Assez de cette démocratie
aux relents franquistes qui ignore la concertation. Assez du mépris
des lobbies du béton, du tourisme et de l'agriculture intensive
du Sud. Assez de voir leur delta -deuxième zone humide de l'Ouest
méditerranéen après la Camargue, classé
par l'Unesco et l'Union Européenne comme zone spéciale
de reproduction des oiseaux- exécuté d'un trait de plume
par le gouvernement de Madrid. Dés l'annonce du PHN, le 5 septembre
2000, des milliers d'habitants des terres de l'Ebre se regroupent dans
"la Plate-forme", un mouvement social sans chefs ni statuts,
mais pas sans initiatives. Ils sont 20 000 à défiler dés
le lendemain à Amposta, une petite ville du delta. À toutes
les fenêtres, des banderoles avec "el nudo", le nud
dans le tuyau, flottent au vent. La révolte remonte le fil de
l'eau, gagne l'Aragon, les hauts plateaux de l'intérieur, jusqu'aux
Pyrénées. 300 000 manifestants se retrouvent à
Saragosse à l'automne, 200 000 en février à Barcelone,
400 000 à Madrid. Sans manquer toutes les petites occasions,
comme aujourd'hui à Moro del Ebro, de venir agiter "el nudo"
sous le nez des édiles...
" Le plan hydrologique espagnol prévoit la construction
de 863 infrastructures, des grands barrages, des canalisations de rivières,
des milliers de kilomètres de tuyaux, explique Jose Maria Franquet,
ingénieur agronome et adjoint au maire de Tortosa, la grande
ville à l'entrée du delta. Ce vieux militant du Parti
Populaire de Jose Maria Aznar a déchiré sa carte quand
il a découvert le pot au rose : le détournement pur et
simple de 15 % du volume de l'Ebre. Quand on sait que la rivière
a déjà perdu la moitié de sa puissance en 40 ans
à cause des irrigations massives et de l'alimentation des villes
qu'elle traverse, on mesure le danger écologique et social d'un
tel délire. "
On le mesure très nettement dans le delta, justement. Cerné
à l'Ouest par de hautes montagnes, ce vaste territoire aussi
plat que le dos d'une main affleure à peine du niveau de la mer.
Sous le ciel immense zébré par le vol de martinets chahuteurs,
des centaines de kilomètres de canaux patiemment creusés
au fil des siècles irriguent des rizières, à perte
de vue. Seules ponctuations verticales, quelques villages, et ici et
là sur de petites relevée de terre qui séparent
les parcelles, un eucalyptus ou un palmier solitaire. Ici, c'est le
royaume des oiseaux. Plus de 350 espèces cohabitent, flamants,
aigrettes, butors, canards... " Gbeeck ! Gbeeck ! " Des cris
aigus vrillent soudain la moiteur immobile des marais. Un couple de
volatiles noir et blanc, des échasses, long bec et pattes rouges,
quittent bruyamment un bouquet de roseaux ; un héron pourpre
au vol lourd s'éloigne, nonchalant : qui vient donc déranger
leur quiétude dans ce bout du monde où la terre et l'onde
semblent se confondre ? Au lieu-dit "la puntera del Galaxto",
les eaux de l'Ebre se noient dans la Méditerranée. Mollement.
Comme un ultime abandon. Après 950 kilomètres au travers
de la péninsule Ibérique à qui il a donné
son nom, le plus grand fleuve d'Espagne n'en peut plus. Sebastian Torres,
le maire de la petite commune de Sant Jaume, au cur du delta,
donne un coup de menton vers la Grande Bleue : " Vous voyez le
petit caillou là-bas au loin. Il est à trois kilomètres.
Quand j'étais gamin, dans les années cinquante, c'est
là que se dressait le phare, sauf qu'il était au bord
de la plage ! " D'année en année, le delta fond comme
neige au soleil. "
Sauf que le soleil n'y est pour rien,
soupire l'homme, et la folie des hommes pour tout. " En effet,
si la terre se dérobe, c'est que le fleuve n'apporte plus assez
de sédiments : en 1960, l'Ebre charriait jusqu'ici plus de vingt
millions de tonnes d'alluvions, il n'en draine aujourd'hui péniblement
que deux millions. Responsables : les barrages, plus de soixante-dix
barrages sur son cours et ceux de ses affluents, retiennent 90 % des
particules solides. " Et le PHN en prévoit trente supplémentaires
! s'énerve Sebastian : Ils veulent donc nous éliminer
? ! "
" Hombre, on ne se laissera pas faire ! " Les mains sur les
hanches, Gloria relève fièrement la tête. Avec son
mari Josep, ils ont aménagé des chambres d'hôtes
dans la maison familiale, et exploitent encore quelques arpents de riz.
" Quand mes parents ont acheté cette terre, en 1956, ce
n'était que des marais infestés de moustiques. Des mois
entiers avec de l'eau jusque-là (le doigt à mi-mollet),
on a charrié des mètres cube de gadoue, construit des
digues, creusé des canaux, aplani le terrain, et à la
main encore ! Et maintenant, on devrait se laisser submerger par la
mer sans rien dire ? " Manifestement, trop sûr de sa puissance,
le gouvernement avait oublié une donnée que Polet, un
pêcheur aux allures de brigands qui pousse nonchalamment sa barque
à fond plat dans l'eau saumâtre, rappelle avec un sourire
carnassier : " Les gens du delta ont le sang chaud : dans ces terres
insalubres, les fuyards, les parias et les pilleurs d'épaves
ont toujours trouvé refuge. Moi-même, j'ai des ancêtres
Arabes qui s'étaient planqués ici du temps de la Reconquista.
Alors, le pouvoir... " Geste éloquent à l'appui.
Pourtant,
à Madrid, ils pensaient avoir bétonné leur projet.
Comme toutes les études commandées aux plus éminents
spécialistes étaient défavorables, elles ont été
dissimulées aux Parlementaires à qui des "experts"
aux ordres ont loué le bien fondé de ces superbes infrastructures.
Dans ses vastes bureaux climatisés, Joaquim Fabra Homedes, le
patron du Consortium pour la protection intégrale du delta de
l'Ebre (PIDE), une officine para-étatique, parle ainsi doctement
de " débit écologique moyen ", de " régulation
scientifique " et vante ces nouveaux barrages qui permettront "
un volume constant de 100 m 3 par seconde tous les jours de l'année.
" Pedro Arrojo, professeur à l'université de Saragosse
et co-auteur d'une des études écartées, lève
les bras au ciel : " Contrairement à ce que croient ces
messieurs cravatés, un cours d'eau, ce n'est pas un canal qui
transporte du H20, c'est un organisme vivant qui a besoin de variations
pour survivre. Les crues de l'hiver sont indispensables pour nettoyer
le fond, pousser les remontées d'eau de mer, apporter des sédiments,
charrier des nutriments qui fertilisent les eaux côtières.
Les pêcheurs de Méditerranée orientale ont vu les
sardines disparaître après la construction du barrage d'Assouan
; on observe le même phénomène chez nous. Mais les
plages de la côte, de Barcelone jusqu'à Valence, sont aussi
affectées : leur sable ne vient pas de la mer, mais des fleuves,
et l'État dépense des millions pour en rajouter chaque
année... " Si Pedro Arrojo peut encore parler, il ne peut
plus aujourd'hui trouver de tribune où s'exprimer librement dans
cette Espagne verrouillée par un parti qui possède la
majorité absolue et des bons amis bien placés. "
Je collaborais régulièrement avec le quotidien de gauche
"El Pais", soupire-t-il. Mes derniers articles sur le PHN
ne sont jamais parus. On m'a gentiment fait comprendre que certains
actionnaires, géants du BTP, voyaient d'un sale il mes
propos
"
Par son gigantisme, son opacité, son arrogance, le PHN révèle
bien des turpitudes liées à la géographie et à
l'histoire politique du pays. Il est vrai que l'Espagne, arrosée
au nord, semi-aride au sud, connaît des problèmes d'eau.
En 1870, l'ingénieur Aragonais Joaquim Costa fut le premier à
imaginer de la prendre là où il y en avait pour l'emmener
là où il n'y en avait pas. Sur cette lancée, Franco
s'en donna à cur joie, et fit de l'Espagne le pays où
l'on compte le plus de barrages par tête d'habitant. Pas moins
de 1300 ouvrages dont certains ne servent à rien, car il n'y
a pas d'eau pour les remplir : " Le généralissime
adorait couper les rubans au son des flonflons ", se moque Pedro
Arrojo. Cependant, l'hydroélectricité apportait l'énergie
nécessaire au développement du pays et l'irrigation garantissait
son autosuffisance alimentaire.
" Aujourd'hui, à l'échelle mondiale, est-ce bien
raisonnable de détourner à grands frais des cours d'eau
pour faire pousser du maïs -forcément déficitaire-
sur les plateaux semi-arides de la Manche ?, interroge Manolo Tomas,
le porte-parole de la Plate-forme. Pire, est-il acceptable d'arroser,
dans tous les sens du terme, les industriels de l'agriculture intensive
de la côte du Levant, qui gagnent déjà des millions
à surproduire des fraises et des melons sous des tunnels en plastique
où s'échinent, pour trois pesetas, des immigrés
sans papier ? " Car, évidemment, cette politique de grands
travaux a un coût. Pharamineux. Sans même compter les infrastructures,
l'Eau de l'Ebre, quand elle arrivera à Murcie ou Almeria, après
avoir été pompée et re-pompée pour passer
les montagnes, reviendra à un euro le m 3. " Le gouvernement
assure qu'il ne la facturera pas plus de 0,3 euro aux agriculteurs.
Qui paiera la différence, si ce n'est le contribuable espagnol
ou européen ? "
Ce n'est pas innocemment que Manolo Tomas évoque Bruxelles. Les
activistes de la Plate-forme ont compris que le salut ne pouvait venir
que de là-bas. En effet, Madrid louche sur l'argent de l'Union
Européenne pour financer 30 % des 23,5 milliards d'euros que
devraient coûter le PHN. C'est donc à Bruxelles, sous les
fenêtres du Commissaire Michel Barnier, grand argentier des "fonds
structurels" destinés au développement des régions
défavorisées et homme plutôt attentif aux questions
environnementales, que 15 000 Catalans et Aragonais sont venus défendre
la cause de leur fleuve en septembre dernier. Et présenter des
solutions alternatives. " En s'appuyant sur une gestion durable
de la ressource, on pourrait largement récupérer le milliard
de m 3 d'eau qu'ils prétendent transvaser. Et pour deux fois
moins cher ! explique Maria-Jesus, dentiste dans le civil qui comme
tout bon activiste de la Plate-forme connaît les méandres
des réglementations européennes sur le bout des doigts.
Rien qu'à Tortosa, et les chiffres sont comparables dans toutes
les villes, près de 40 % de l'eau potable se perd dans les fuites
des canalisations. " L'agriculture pourrait aussi repenser ses
méthodes : " Aujourd'hui, l'irrigation fonctionne encore
majoritairement avec des canaux à ciel ouvert et des systèmes
d'arrosage par immersion des cultures, sources d'une évaporation
considérable, continue-t-elle. Les goutte-à-goutte utilisés
en Israël s'avèrent beaucoup moins gourmands. " Mais
le PHN dissimule, derrière ces alibis agricoles, d'autres ambitions,
comme le rappelle Pedro Arrojo : " Faut-il encore densifier l'urbanisation
sur la côte, surtout dans le Sud où il n'y a pas d'eau,
pour attirer toujours plus de touristes, qui veulent toujours plus de
douches en revenant de la plage, de piscines dans leurs jardins, et
de terrains de golf à proximité ? "
Toutes ces considérations effleurent à peine Frederico,
le passeur du bac de Miravet, un petit village dans la montagne à
trente kilomètres en amont de Tortosa. Il jette un il désespéré
sur sa rivière, son gagne-pain : " Regardez, on voit le
fond, l'eau est trop claire, et il n'y en a plus assez. Déjà,
la plupart des poissons ont disparu. Bientôt, ce sera mon tour.
Mais qui se soucie du passeur de Miravet ? "
Luc Le Chatelier
Pour
en savoir plus : www.ern.org